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Aspects géopolitiques de la crise ivoirienne

Jean-Pierre Dozon

29 mai 2006

Dans le paysage général de l’Afrique de l’Ouest, voire même du sous-continent, la Côte d’Ivoire a longtemps occupé une place d’exception. Différemment, en effet, de beaucoup d’autres Etats africains, l’Etat ivoirien a très singulièrement conjugué, pendant deux bonnes décennies (1960-début des années 1980), croissance économique, modernisation accélérée en terme de salariat et d’urbanisation, et stabilité politique, même si ce fut au prix d’une gouvernance assez nettement autocratique -celle de F.Houphouët-Boigny-, mâtinée cependant, durant toute la période, d’un assez fort assentiment populaire.

Un territoire d’immigration

A quoi s’est ajoutée cette autre particularité, qui distingue encore plus fortement la Côte d’Ivoire de tout autre pays du sous-continent, de ne pas avoir cessé d’être un territoire d’immigration accueillant quantité de ressortissants de l’Afrique de l’Ouest, spécialement du Burkina Faso et du Mali (près de 30% de la population est d’origine étrangère) : une particularité qui remonte à la période coloniale et qui s’est amplifiée après l’indépendance avec les encouragements et le dessein d’Houphouët-Boigny de vouloir faire du pays une terre d’hospitalité et une nation cosmopolite.

Mais ce rapide tableau ne serait pas complet si l’on ne précisait pas que la Côte d’Ivoire a occupé une place tout à fait privilégiée au sein du système franco-africain qui s’est mis en place en même temps que la V°République : à la fois par le rôle qu’y a pris Houphouët-Boigny (sorte de super-intendant des relations franco-africaines à côté de Jacques Foccart), par l’importance des échanges économiques et financiers, par les accords bilatéraux de défense et de coopération entre la France et son ex-colonie, et par la présence assez massive des intérêts et des ressortissants français sur le sol ivoirien (dans les années 1970 le plus gros des entreprises y est français et le nombre des expatriés de l’Hexagone atteint cinquante mille, soit cinq fois plus qu’en 1960).

On conclura donc volontiers que la très grave crise que traverse la Côte d’Ivoire depuis six bonnes années (depuis 1999, date du putsch militaire renversant le régime de Konan Bédié, successeur d’Houphouët-Boigny, lui-même mort au pouvoir fin 1993, bientôt suivi de la tentative de renversement du régime de Laurent Gbagbo de septembre 2002 qui conduisit à l’intervention militaire française et à la coupure du pays entre nord et sud) est à la mesure de cette histoire et de cette position singulière. Ce qui revient à dire qu’à l’exceptionnalité politico-économique ivoirienne, ce qu’on a appelé "le miracle ivoirien", correspond une crise elle-même assez exceptionnelle, à la fois par sa durée, sa complexité et ses coups de théâtre, comme si elle ne cessait de dérouler et de mettre en jeu tout ce qui a façonné ce pays depuis un siècle, aussi bien au regard de son ordonnancement interne qu’à celui de la place qu’il occupe au plan régional et international. Exceptionnalité de la crise

Plus précisément encore, l’exceptionnalité de cette crise (qui se traduit pour l’heure par une situation de ni guerre, ni paix véritable, et par une forte ingérence internationale qui ne débouche cependant pas sur une mise sous tutelle) ne laisse d’entremêler dimensions intérieures et extérieures. A l’image de ce qui fut son principal point de départ, à savoir, dans les années 1990, sur fond de marasme économique, de paupérisation des classes moyennes, de fin de l’Etat-providence et de chômage des jeunes, la position du gouvernement d’alors et d’une certaine intelligentsia désenchantée consistant à mettre en cause l’héritage colonial et post-colonial du cosmopolitisme ivoirien et à développer une idéologie de l’ivoirité où la nation et la citoyenneté sont redéfinies à partir d’une distinction entre les authentiques autochtones ("Ivoiriens de souche") et les diverses autres composantes de la population. Ce fut là la manifestation d’un nationalisme et sous certains aspects d’un ethno-nationalisme (les populations originaires du Sud ivoirien, qui avait fait la prospérité du pays, voulant incarner plus que toute autre, cet idéal d’autochtonie) qui constitue indéniablement la trame directrice, en l’occurrence toute intérieure, de la crise ivoirienne des années 2000.

Mais en même temps, ce nationalisme s’est immédiatement retourné en affaire extérieure, puisque des composantes majeures de la population du pays,spécialement d’origine burkinabé et malienne, même quand elles sont nées en Côte d’Ivoire, ont été placées de plus en plus en situation de populations étrangères, devant possiblement quitter le pays ou n’y être qu’en séjour autorisé.

C’est ce qui explique, au moins en partie, que les autorités du Burkina Faso aient été certainement impliquées dans l’organisation et le financement de la rébellion qui s’est enclenchée en septembre 2002 en se justifiant de représenter les exclus de ce nationalisme autochtone ; et c’est ce qui permet de comprendre pourquoi des fractions armées soutenant le Chef de l’Etat libérien, Charles Taylor, allié à l’époque du Chef de l’Etat burkinabé, Blaise Campaoré, aient ouvert de nouveaux fronts de rébellion dans l’Ouest ivoirien, tandis que des fractions qui lui étaient hostiles furent téléguidées par le régime de Laurent Gbagbo.

Dimension régionale de la crise

Autrement dit, les événements de septembre 2002 ont pris une dimension immédiatement régionale, accroissant fortement l’instabilité dans la partie méridionale de l’Afrique de l’Ouest (Sierra Leone, Liberia, Guinée, Côte d’Ivoire) comme ils ont tout aussi vite commandé l’attitude des autorités françaises . En effet, étant donné qu’elle avait très pragmatiquement soutenu l’élection problématique de Laurent Gbagbo à la tête du pays deux ans plus tôt, mais que la rébellion armée contre le régime instauré par celui-ci risquait de s’embraser en affrontements et en massacres de populations civiles, la France n’avait guère d’autre choix que d’intervenir : pour protéger certes ses ressortissants et certainement ses intérêts qu’elle avait encore nombreux, mais pour faire ce qu’aucun pays ou communauté de pays ne voulait ou ne pouvait faire, c’est-à-dire empêcher par la force des armes la survenue du chaos et de catastrophes humanitaires.

On ne serait véritablement dire pour autant qu’avec l’intervention française, la crise ivoirienne prit immédiatement une dimension internationale. A certains égards, et même si la France obtint très vite un mandat de l’ONU, cette intervention prit l’allure d’une forte continuité avec la politique française en Afrique des débuts de la V° république, se retrouvant, comme lors des accords de Linas-Marcoussis, dans un tête-à-tête assez anachronique avec son pré carré africain. Ce qui a permis au régime de Laurent Gbagbo, mis à mal par la rébellion et par une image négative de nationalisme étroit et xénophobe, de se retourner contre les pratiques néo-coloniales et paternalistes de la France (spécialement lors des événements de novembre 2004) et d’internationaliser à sa manière la crise ivoirienne en recherchant des alliances du côté de l’Afrique australe (sensible aux dénonciations de l’impérialisme européen), des réseaux de l’internationale socialiste (auquel ce régime est problématiquement associé), mais aussi du côté des Etats-Unis ou de la Chine, qui, parce qu’elles sont potentiellement les deux grandes puissances concurrentes (avec un air de regain de bipolarisation), sont aussi susceptibles, chacune à sa façon, de ne pas arranger les démêlés de la France avec ce qui fut son meilleur alter ego en Afrique.

Sous ce rapport, il est patent que la crise ivoirienne, en étant devenue une crise franco-ivoirienne, a singulièrement mis en cause - tout en laissant croire que les autorités françaises étaient encore en mesure de le sauvegarder - ce qui restait du système franco-africain instauré depuis les débuts de la V° République.

Et l’Europe ?

En ne parvenant pas à résoudre cette crise et en s’y enlisant bien plutôt, on peut à juste titre se demander si la France, malgré elle, n’est précisément pas en train d’en finir avec lui, et si lesdites grandes puissances, la vague néo-libérale aidant, ne sont pas en train de jeter leur dévolu sur son vieux pré carré africain.

Mais on peut aussi se demander pourquoi, alors même que l’histoire et les circulations humaines la relient fortement à l’Afrique, l’Europe a été si peu présente dans cette crise ivoirienne aux dimensions régionales et internationales, laissant l’un de ses plus importants membres jouer le rôle de l’anachronique néo-colonialiste. N’est-ce pas là l’une des manifestations patentes des difficultés de l’Union européenne à être une force politique, d’un déficit de puissance qui renvoie à ses piétinements en matière d’ordonnancement politique interne ?


 


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