30 mai 2006
1. Rappel historique : pressions américaines
Tout commence en 2003 : Une observation satellitaire américaine révèle des installations clandestines de recherche nucléaires. Le 12 septembre. L’AIEA donne jusqu’au 31 octobre à l’Iran pour prouver qu’il ne met pas au point une arme nucléaire.
L’Iran se plie à toutes les exigences et le 10/11 le rapport de l’AIEA déclare qu’il n’existe aucune preuve. Les Etats-Unis récusent ces conclusions. En décembre l’Iran signe alors le « protocole additionnel » au Traité de Non Prolifération, qui autorise des contrôles renforcés. Il affirme toujours que son objectif n’est pas d’avoir l’arme nucléaire, mais de maîtriser les techniques d’enrichissement pour la consommation des centrales nucléaires civiles de production électrique, en vue de sauvegarder ses réserves de brut.
2004 est l’année ou on découvre des traces d’uranium enrichi à des taux qui pourraient être militaires. L’AIEA exige en septembre la suspension de tout processus d’enrichissement, ce que l’Iran accepte le 15 novembre à condition que s’ouvre une coopération avec l’Europe. La négociation ouverte le 13 décembre avec la France l’Allemagne et la Grande Bretagne, pour l’UE, piétine.
En avril 2005 l’Iran menace d’une reprise de l’enrichissement. La grande Bretagne menace, en mai, de faire dans ce cas là appel au Conseil de Sécurité. L’Iran accepte de surseoir à cette reprise pour que l’Europe fasse des propositions détaillées de coopération scientifique avant le mois d’août. Le 5 août, l’Iran rejette (avec indignation) les propositions européennes qui offrent de fournir tout l’uranium enrichi qui serait nécessaire aux centrales électronucléaires iraniennes et s’oppose donc à ce que l’Iran recherche l’autonomie d’enrichissement civil à un niveau qui atteindrait le degré d’enrichissement nécessaire à l’usage militaire.
C’est un rapprochement de l’Europe vers les exigences américaines, mais toujours en excluant la menace de recours aux sanctions. Le 20 septembre ; l’Iran menace de reprendre l’enrichissement et de quitter le TNP au cas de saisie du Conseil de Sécurité. L’AIEA est divisée et vote une résolution qui remet à plus tard l’éventuel appel au Conseil de Sécurité.
En novembre l’Iran refuse une proposition russe de fourniture d’uranium enrichi, qu’elle accepte cependant d’examiner le 25 décembre.
En janvier 2006, l’Iran lève les scellés de l’AIEA, prélude à la reprise de l’enrichissement, et Pékin se déclare favorable au compromis russe, tout en maintenant son hostilité à toute résolution du conseil de Sécurité prévoyant des sanctions (annonce donc de son veto). Le 4 février le conseil de l’AIEA décide de saisir le Conseil de sécurité. L’Iran suspend le droit d’inspections inopinées, et le 29 mars le Conseil de Sécurité donne un délai de 30 jours à l’Iran pour se plier aux demandes de l’AIEA, mais du fait de l’opposition de Moscou et de Pékin, cet ultimatum ne comprend aucune mention d’une l’application de l’article VII, ouvrant automatiquement sur des sanctions.
Le 30 mars, le ministre iranien des Affaires étrangères Manouchehr Mottaki a déclaré à la Conférence sur le désarmement que l’Iran était prêt à envisager la création de groupes régionaux d’enrichissement de l’uranium avec la participation de toutes les parties intéressées. Est-ce une proposition de compromis sécurisant son voisinage par une mise en commun des moyens de la modernisation des réacteurs civils, produisant l’électricité, ou une tentative pour gagner du temps dans l’acquisition de l’arme ?
A la fin du délai toutefois, comme on le voit dès le 1er mai, le Conseil de sécurité ne menace pas de sanctions et le gouvernement américain ne met pas en scène d’escalade militaire unilatérale. Deux choses freinent l’escalade. La fronde militaire intérieure, l’opposition eurasiatique extérieure.
2. Fronde militaire interne et manifestations contre les erreurs de la guerre d’Irak
La proportion d’Américains approuvant l’emploi de la force contre l’Iran n’avait cessé de croître entre janvier et mars et le 15 mars dernier, elle a atteint dit-on plus de 55%. Elle va sans doute décroître maintenant.
En effet, l’opinion américaine a compris que la menace de montée aux extrêmes en Iran cherchait à détourner l’attention de la catastrophe stratégique permanente en Irak. La position agressive des Etats Unis est mise à mal par le débat engagé avec une vigueur extrême aux Etats-Unis contre l’aventurisme présidentiel dans la guerre d’Irak.
Seymour Hersh, grand reporter du New Yorker, (prix Pulitzer) révélait ainsi en janvier que le Pentagone avait envoyé des commandos secrets pour identifier de futures cibles militaires, en Iran, ainsi que des commandos clandestins dans 10 pays du Moyen Orient de l’Asie du Sud Est, chargés de mener des opérations de combat et des actes de terrorisme déstabilisants en cas de crise aiguë.
Une telle « vision » est certes conforme aux paradigmes de projection de puissance prévues par le QDR et le NSSS (analysés dans le dernier numéro du débat stratégique). Comme on le sait, le président Bush a constamment cherché à utiliser le Pentagone plutôt que la CIA pour les missions spéciales et a écarté ainsi une source de conseils compétents formée par des spécialistes civils du Grand Moyen Orient, au profit des spécialistes de la guerre spéciale.
On aurait pu s’attendre à ce que la version intégriste, la « diplomatie violente au bord du gouffre », la menace de guerre contre le Mal iranien, rencontrerait l’appui des Forces Armées. Il n’en est rien, en tout cas pour l’armée de terre, comme le montre la révolte de toute une série de généraux à la retraite qui se déchaînent en avril pour dénoncer les fautes stratégiques commises en Irak malgré les mises en gardes du commandement.
Cette fronde des généraux a donné en effet aux Etats-Unis le spectacle d’un « débat démocratique » au sein des armées, sur les buts, les moyens et les erreurs de la guerre d’Irak, débat qui n’a pas d’équivalents dans l’histoire des erreurs impériales européennes. Les retraités, attaquent vigoureusement la personne de Rumsfeld secrétaire à la Défense et, derrière lui, celle du Président ils ont été relayé ensuite par un débat plus anonyme organisé par des correspondants du New York Times avec « des douzaines de jeunes officiers » en situation de commandement en Afghanistan et en Irak.
Les généraux sont critiqués pour avoir confondu la culture de l’officier subalterne, (celle du lieutenant fier-z-et hardi de la chanson, qui doit toujours répondre : « capitaine, oui ! ») avec la responsabilité d’un haut commandement, qui aurait dû s’opposer à ce qu’on entame la guerre en Irak avant de disposer des moyens nécessaires à la pacification par occupation prolongée. Un officier du rang s’est clairement opposé au diagnostic proposé par Condoleezza Rice dans la déclaration où elle « reconnaissait des erreurs tactiques » en Irak. « Nous avons toujours gagné dans tous les engagements tactiques », a-t-il maintenu, « les erreurs ont toutes été commises au niveau stratégique et politique ». Ce diagnostic est tout à fait pertinent. Toutefois, si 25% des officiers sondés demandent la démission de Rumsfeld, 75 % n’y sont pas favorables. La plupart admettent que la situation actuelle n’autorise pas un retrait avant que soit reconstruit l’ordre local, que les Etats-Unis ont détruit de fond en comble en envahissant l’Irak.
De toutes façons, dans ces conditions il ne peut y avoir d’adhésion enthousiaste à l’idée de l’ouverture de nouvelles hostilités militaires contre l’Iran, ni par bombardements (l’option nucléaire sur les installations d’enrichissement de l’uranium n’étant officiellement pas à exclure) ni par des attaques plus indirectes, Les Etats Unis avaient décidé depuis septembre 2005 de faire monter la pression sur l’Iran, accusé ouvertement de vouloir hypocritement construire une bombe nucléaire. Ils l’ont fait en menaçant ce pays d’une frappe aérienne générale ou ciblée, et même éventuellement nucléaire. La volonté d’acquérir les techniques d’enrichissement les plus performantes se sont précisées du côté iranien, en deux ans, ce qui peut augmenter la présomption de non-innocence, mais n’est toujours pas une preuve de violation du Traité de Non-Prolifération.
Toutes les options d’attaque ruineraient l’alliance chiite en Irak, donneraient une impulsion à l’hostilité globale des musulmans et renforcerait la probabilité d’une regain de représailles contre les Etats-Unis et leurs alliés.
La manifestation de 300.000 personne organisée à New York par l’opposition de gauche contre la guerre d’Irak est aussi une manifestation contre l’attaque unilatérale de l’Iran.
Si on fait la somme de tous les éléments de la conjoncture, et du rapport des forces internationales on peut penser que la guerre d’Iran n’aura pas lieu. Au freinage interne s’ajoute un freinage eurasiatique de poids.
3. Freinage eurasiatique
Punir un pays par une action militaire offensive, pour son intention possible de fonder une dissuasion nucléaire autonome, au moment où Washington félicite l’Inde d’avoir adopté cette autonomie nucléaire, c’est une incohérence, même si elle s’explique par un retournement d’alliance. L’Iran, en effet, a choisi de faire monter la pression en rappelant, en 2006, qu’il utilise désormais un système de centrifugeuses ultra rapides, mis au point par le Pakistan nucléaire, ce qui dénote une complicité au plus haut niveau. L’appui proposé à l’Inde lors du voyage présidentiel de Bush s’explique par l’espoir d’en faire un allié à la fois contre la Chine et contre l’aventurisme nucléaire du Pakistan.
Or la tentative américaine de faire jouer l’Inde en soutien de la pression militaire sur l’Iran a été très mal accueilli à New Delhi ; toute remise en scène de l’opposition Inde-Pakistan et toute action militaire contre l’Iran risquerait de faire éclater l’équilibre pacifique interne que l’Inde, géant émergent et démocratique, maintient entre ses diverses identités religieuses. L’Inde contribue par son poids au freinage de la guerre.
Finalement l’Iran nie toujours chercher à acquérir la bombe et revendique seulement un droit à l’enrichissement autonome de l’uranium pour usage civil, droit que personne ne peut contester. D’où l’embarras prolongé de l’AIEA, et l’avortement récurrent des sanctions, par la perspective d’un veto russe et/ou chinois interdisant une résolution du Conseil de sécurité qui évoquerait l’article VII de la charte. Les membres eurasiatiques du Conseil de Sécurité restent hostiles à une « préemption » militaire américaine en Iran. La manœuvre de retardement diplomatique qui a conduit le conflit, en deux ans, dans l’impasse du Conseil de sécurité, peut être considéré comme un exercice non-dit de maîtrise par l’Ancien Monde de l’hybris américaine. Cela ne signifie pas que l’Iran soit autorisé à fabriquer une arme nucléaire, puisqu’il y a renoncé par traité, mais il est possible finalement que, malgré les rodomontades de part et d’autres, la guerre d’Iran n’ait pas lieu et finira par un accord de sécurité et de développement énergétique régional.
En gros, la communauté internationale estime que ni les petits ni les grands ne sont autorisés à jouer à la guerre avec le feu nucléaire. On le savait, dans la bipolarité, au moins depuis la crise cubaine de 1962. La crise d’Iran servira on l’espère pour l’après guerre froide .