21 juin 2007
En matière d’alliances stratégiques, on sait bien d’où l’on vient : du siècle des guerres mondiales et de la guerre froide ; on sait assez bien où on en est : dans un monde en mutation structurelle qui met à l’épreuve les solidarités acquises ; mais on discerne assez mal où l’on va, tant les changements de paradigme sont profonds.
Des temps passés, on peut retenir que l’Alliance entre Nord-Américains et Ouest-Européens a eu raison des impérialismes et des totalitarismes qui prétendaient dominer le cœur de l’Europe occidentale et partant de là, conquérir le reste du monde. Même si la réaction des premiers n’a pas été instantanée à s’engager pour la liberté des seconds (il fallut attendre 1917, 1942, 1949), le lien transatlantique, régulièrement raffermi, a témoigné d’une communauté indiscutable de valeurs, d’intérêts et de responsabilités du monde occidental. Il en a résulté une intimité stratégique optimale lors des premiers temps de l’Alliance, quand celle-ci était conduite par un « groupe permanent » restreint qui siégea à Washington jusqu’aux années 60. On sait que la crise de Suez puis les négociations directes entre Américains et Soviétiques modifièrent la donne et conduisirent à l’affirmation progressive d’intérêts stratégiques purement européens (plate-forme de La Haye en 1987).
De cette période close par la dislocation soviétique sans bataille militaire, il reste une profonde solidarité transatlantique et l’impression qu’une tutelle des Etats-Unis sur l’Europe faisait partie de l’ordre stratégique normal dont l’OTAN était l’expression et le vecteur naturel. Et de cette période, on conclura que le monde occidental a réussi à dominer la conflictualité d’une Europe travaillée par les nationalismes et les idéologies totalitaires ; que la stabilité et la prospérité requises ont produit des structures pérennes, l’Alliance atlantique pour illustrer la solidarité transatlantique et l’Union européenne pour traduire la communauté de destin et d’intérêts des nations d’Europe. Est-ce aussi simple que cela et peut-on aborder dans cette formation un 21ème siècle en bien des points radicalement nouveau ?
Une situation insatisfaisante
A l’évidence non, car la situation actuelle n’est pas satisfaisante. Plusieurs zones de divergence existent dans l’Alliance comme dans l’Union qui peinent à gérer crispations, frictions et oppositions. Un inventaire rapide le montre sans difficultés. Pour l’Alliance, la question est double. D’abord, celle de sa stratégie ; doit-elle dériver de la stratégie de sécurité nationale américaine telle qu’exprimée en 2002 puis 2006 par G.W. Bush ou prolonger la stratégie européenne de sécurité élaborée par Solana et approuvée en décembre 2003, ou bien effectuer un mélange « mi chèvre mi chou » des deux ? Ensuite, celle de ses outils militaires. Les nations qui composent l’Alliance affectent à l’OTAN des forces souvent limitées, disparates ou peu adaptées au traitement des crises ; doivent-elles renforcer leurs budgets militaires, transformer leurs structures et moderniser leurs équipements selon la méthodologie américaine ?
Faut-il aller vers l’unicité des doctrines, la convergence des appareils, la spécialisation des moyens et la centralisation des actions et des programmes ? C’est difficile quand, à l’évidence, le temps est passé de la communauté d’intérêts, de valeurs et de responsabilités entre Américains et Européens et quand les visions d’avenir et les méthodes divergent, comme lors des récentes entreprises américaines au Moyen Orient. S’agissant de l’Union, on observe aussi de profondes tensions dans deux domaines clés en matière stratégique : la question de la géopolitique de l’Union et celle, liée, de la nature et du degré d’intégration de ses moyens d’intervention civile et militaire. Sur la première qui permet de fixer les frontières de l’Europe et d’arrêter sa personnalité stratégique, le débat se cristallise sur la Turquie. Or la nature du voisinage de l’Union européenne tout autant que le modèle de puissance auquel aspirent les Etats membres déterminent la structure de ses moyens de défense. Faute d’accord général sur l’élargissement de l’Union et donc sur son devenir et sa finalité, il est difficile de bâtir une politique européenne de sécurité et de défense et d’intégrer des moyens militaires dans une organisation opérationnelle autonome.
Dans le doute, beaucoup d’Etats membres préfèrent s’en tenir au « mol oreiller » de la réassurance américaine via l’OTAN. La panne européenne actuelle relève du projet stratégique quand la panne de l’Alliance relève de la divergence historique. C’est que les temps à venir sont incertains et que le système du monde est en évolution rapide.
La fin du monopole occidental
Il est encore difficile d’évaluer l’impact des transformations de la planète sur les solidarités intrinsèques héritées de l’histoire, de la géographie et de la culture communes du monde occidental.
D’ordre essentiellement socio-économique, elles traduisent de fait la fin du monopole occidental sur l’organisation de la planète et le glissement du centre de gravite de celle-ci vers l’Asie qui va bientôt concentrer les 2/3 de la population du monde. Les questions de marché et de ressources sont devenues les questions stratégiques du 21ème siècle ; Américains et Européens les abordent en concurrents déterminés plus qu’en partenaires avisés. En matière de sécurité, cette compétition marque nos différents appareils de sécurité ; et l’on peut, en simplifiant, soit vouloir préserver l’ordre garanti par la suprématie, notamment technologique, occidentale, soit développer en priorité des pôles exemplaires de stabilité régionale sécurisés dans une planète de plus en plus diversifiée.
Tels sont pour nos pays européens, et pour la France en particulier, les fondements des enjeux et des questions à résoudre dans le cadre des collaborations de défense qu’elle entretient avec ses alliés. Car la France poursuit encore ces deux objectifs peu compatibles et que le débat stratégique des présidentielles a semblé ignorer ; tout comme la question du futur des Alliances qui, on l’a suggéré, en masque deux autres qui sont cruciales : celle de la valeur de l’outil militaire comme régulateur pertinent des compétitions et ultima ratio des antagonismes au 21ème siècle et celle de l’universalité et de la pérennité des modèles occidentaux dans un monde globalisé. Voilà du grain à moudre pour nos stratégistes, nos militaires et nos industriels.
Dans le monde à venir, la dimension régionale du développement et de la sécurité durable sera, je le pense, décisive. Développons donc en priorité le cadre européen et méditerranéen de nos coopérations de défense et laissons les Etats-Unis défendre dans une formule « otanienne » et avec ceux qui voudront se coaliser avec eux une conception centralisée de la sécurité du monde qui pourrait s’avérer inadaptée à la stabilité de la planète diversifiée du 21ème siècle.